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     7h23. Le bruit familier des éboueurs rangeant les poubelles tire Honoré de son sommeil. Mollement, il ouvre un oeil, puis l'autre. De gauche à droite, il sonde l'horizon. La grotte est encore enbrumée. La lumière est pâle. La table basse est lasse de supporter la massive pile de feuillets posés dans le plus hermétique des chaos. Au milieu de ce marasme gît un reste de nuggets au tofu. Au sol, une fourchette sale. Quelques centimètres plus loin grésille le ventilateur de l'ordinateur laissé allumé toute la nuit sur lequel dort encore un chat.

 

     Péniblement, Honoré décolle son corps endolori du canapé pour se diriger vers la salle de bain. En se levant, tombe à ses pieds le livre qu'il a terminé de lire la veille, avant de s'assoupir. Il s'attarde sur la couverture. Une femme au teint blanc et au regard lointain. Le lys dans la vallée de Balzac. Premier pétillement du regard quand les souvenirs remontent petit à petit.

 

     Un fois parcourus les 42,195 centimètres marathoniens qui séparent sa couche de la salle de bain, Honoré allume la lumière et se penche vers le miroir. Il rejette une mèche en arrière, plonge son regard dans celui du reflet.

 

     " Ainsi s'en est fini de toi, Blanche de Mortsauf, songe-t-il. Je t'ai quitté hier après un beau chemin parcouru à tes côtés. Mais il était temps que nous nous séparions. Je finissais par me lasser de ta trop grande distance, de ta froideur. J'aurai tant voulu que tu me sautes dans les bras, que tu allumes notre histoire de baisers passionnés, à n'en plus finir. Il eût fallu que tu m'étreignes, que tu m'enlaces, qu'au moins tu prennes ma main pour que je puisse nourrir quelque espoir. A ton honneur, tu as voulu rester pure et ne te donner qu'à ton triste époux. Je vous souhaite bien du bonheur, mais je m'en vais poursuivre ma vie. Je t'aimais pourtant sincèrement."

 

     Honoré soupire alors longuement. Dans le miroir, le reflet prend une complexion étrange, qui surprend le jeune homme. Le visage adopte un aspect nouveau, donnant l'impression que chaque trait, chaque ride s'est posée comme un nuage de poussière retombé après avoir virevolté sous l'effet d'un vent frais. L'expression de l'homme dans le miroir n'est plus la même. Ce sourire pincé qui semble demander pardon à chaque fois qu'il s'étire est à présent détendu et gras. Chaque atome du reflet est satisfait, à sa place dans cette grande machine repue.

 

     "Tu n'y es pour rien Blanche, mais ceci est ma revanche. Que ne m'a-t-on pris et ne cherche-t-on encore à me prendre. Aux yeux du tout-venant, je ne suis qu'une barrique, un chômeur qui erre sans but dans un quartier moyen, vivant dans un appartement miteux. Pour eux, je ne suis qu'un gras, un fat, un raté. Et pourtant... Je passe de femme en femme, toutes plus belles les unes que les autres. Toutes plus nobles. Pourtant mon sang est celui d'un grand homme. Mon âme caresse des idylles qu'aucun Don Juan ne peut espérer connaître. Quelle plus belle façon de vivre que de ne pas se laisser porter par le monde mais de le créer. Je t'ai aimé Blanche, mais ma sphère tourne et change au gré de mes désirs. Aujourd'hui c'est avec une autre que je vais vivre. Je vais l'accompagner jusqu'à la mort elle aussi. Ce sera peut être l'Anna de Tolstoï. Je ne sais encore à quoi elle ressemble mais je l'imagine au comble de la désolation, le regard toujours triste sous une chevelure de feu retenue par un ruban comme son ardeur est bridée par les conventions."

 

     Après un instant de réflexion où il passe en revue les femmes qu'il croise le plus souvent, Honoré poursuit :

 

     "Je crois que la jeune libraire chez qui je vais souvent fera une excellente miss Karénine. Des larmes semblent toujours lui monter aux yeux lorsqu'elle sourit. Son teint a la pâleur des pages d'un livre mais dans son regard brillent toutes les couleurs d'un roman. Oui ce sera elle... Pour un temps en tout cas. Il va falloir que j'aille m'acheter ce livre aujourd'hui. Ca me fera une très bonne occasion d'observer celle pour qui je vais m'éprendre, celle que je vais voir sombrer et que je vais désespérer de ne pouvoir sauver."

 

     7h32. La voisine et son sharpeï sont rentrés. Le tour matinal de Raspout est terminé dans l'indifférence. Blanche est oubliée.

      7h32. Honoré suit la fureur de ses rêves.

      7h32. Paisiblement, une nouvelle Anna est en train de se lever.

 


Tag(s) : #Le sofa d'Honoré
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